Émile Reynaud projette à partir de 1892 les Pantomimes lumineuses au musée Grévin à Paris. Les Pantomimes lumineuses est un spectacle inédit dans lequel on retrouve des éléments préexistants des spectacles de lanterne magique et de la pantomime scénique. Il développe et complexifie les techniques de décomposition du mouvement déjà utilisées sur les jouets optiques et pour son Praxinoscope[1]. Il écrit les scènes, peint les différentes phases du mouvement sur une bande souple, perforée et de longueur indéfinie. Enfin, il met en mouvement les images projetées à l'aide d’un appareil qu'il appelle le Théâtre optique[2], pour lequel il a déposé un brevet[3] le 1er décembre 1888. Les projections sont accompagnées au piano avec une musique originale composée par Gaston Paulin. Ces pantomimes, souvent considérées comme les premiers dessins animés[4], utilisent une technique d’animation en direct tout à fait spécifique qui, après l’avènement du Cinématographe des frères Lumière, va changer de nature avec l’application de la photographie au Théâtre optique. Ce sont les Photo-peintures animées dont la première est projetée jusqu’en 1900. La dernière ne sera jamais présentée au public.

Parce qu’elles n’ont été réalisées qu’après l’arrivée du Cinématographe, que ces bandes ont disparu et que seules ont été conservées certaines bandes de dessins animés, les Photo-peintures animées que Maurice Noverre considère comme les premiers films du « Nouvel Art Cinématographique »[5], sont souvent ignorées des historiens qui pensent qu’Émile Reynaud n’a pas fait, voire qu’il n’aimait pas la photographie. Vincent Pinel, dans la postface qu’il écrit pour la seconde édition de la biographie de Dominique Auzel en 1998[6], exprime bien le point de vue que l’on a longtemps attribué à Émile Reynaud concernant la photographie :

« En fait, Reynaud appartient au XIXème siècle jusque dans sa réticence en ce qui concerne la photographie encore considérée comme un piètre et paresseux procédé de reproduction. On se souvient des vociférations d’Auguste Renoir à l’encontre de ces nouveaux artisans qui retiraient aux peintres leur gagne-pain : « Faux peintres, faux artistes, photographes ! ». Le goût raffiné de Reynaud relevait de ces « beaux-arts » que célébrait le siècle finissant. »

Or, lorsque l’on étudie la vie de l’inventeur, on trouve de nombreuses traces qui viennent contredire ce propos et montrer que la photographie était au contraire, une passion pour le jeune Émile. Après diverses expériences professionnelles dont celle d’apprenti chez le portraitiste Adam‑Salomon, la situation de photographe est la première dans laquelle il s’installe, au 134 rue du Faubourg Poissonnière[7], à Paris. Il réalise dans son laboratoire photographique plusieurs expériences qu’il présente à la Société française de Photographie, le 20 décembre 1861[8]. Il réalise également, sous la direction du professeur et naturaliste français Adolphe Focillon, de très délicates reproductions photographiques des principales familles végétales, parfois en couple stéréoscopique. Le 9 février 1865, il présente aux élèves de Mme Pape‑Carpantier à l’École Normale de la rue des Ursulines, une « séance scientifique récréative » lors de laquelle il propose la projection de nombreuses épreuves photographiques sur verre, à une amplification de 1500 fois.

Après le décès de son père en 1865, Émile Reynaud s’installe avec sa mère au Puy-en-Velay, berceau familial. Maurice Noverre nous dit[9] que l’Abbé Moigno le rappelle à Paris en 1873, pour une série de conférences sur la photographie dans la seule des « Salles du Progrès » qui ouvrira à Paris. Seule la première séance aura lieu, les suivantes ne seront pas maintenues. Émile Reynaud retourne au Puy-en-Velay où la ville a décidé de proposer des cours de vulgarisation scientifique avec projections lumineuses aux élèves des Écoles industrielles du Puy et à la population. La photographie est un des sujets abordés par Émile Reynaud dans ses cours comme en témoigne un auditeur dans la presse locale :

« Du pétrole nous en sommes venus, je ne sais plus comment, à la photographie. M. Reynaud était là, pour ainsi dire, dans son élément ; il semble très versé dans l'art de Niepce et de Daguerre. Son langage même s'animait quand il parlait de cette sublime invention de l'homme fixant, par ses procédés, la lumière céleste. »[10]

Ces différents exemples nous montrent bien qu’on ne peut dire d’Émile Reynaud qu’il n’appréciait pas l’art photographique. Pourtant, après avoir regagné Paris en décembre 1877 pour se consacrer à l’assemblage et à la commercialisation de ses praxinoscopes qu’il présente en 1880 à la Société française de Photographie[11], il semble se décharger d’y appliquer lui-même la photographie :

« Après avoir fait fonctionner devant la Société ces différents appareils, M. Reynaud fait remarquer que les effets seraient bien plus beaux encore si, au lieu de dessins à la main représentant les différentes phases d’un mouvement, il était possible de les obtenir au moyen de la photographie. On aurait là une perfection de dessin, une exactitude de mouvement qu’il est difficile d’obtenir par le dessin manuel. Il prie la Société de vouloir bien s’intéresser à cette question et tenter de résoudre ce problème »

Contrairement à la proposition de Vincent Pinel, la réticence d’Émile Reynaud n’est pas sur les qualités de la photographie mais sur la préférence du dessin. Son fils aîné, Paul Reynaud nous dit[12] :

« Personnellement, il recula longtemps devant l’analyse du mouvement par la photographie parce que, selon lui, seul le dessin pouvait satisfaire l’artiste, mais fournissait généreusement à ceux qui cherchèrent la solution photographique du problème les perfectionnements qui devaient permettre à la « machine à refaire la vie » de conquérir le monde. »

Lorsqu'il évoque en 1888, dans le brevet du Théâtre optique[13], la possibilité d’appliquer la photographie à la projection animée, Émile Reynaud a suivi dans La Nature l'avancement des travaux de Muybridge[14] et de Marey sur la chronophotographie. Le milieu scientifique d'alors l'invite à aller dans ce sens. Gaston Tissandier, dans son article sur le Théâtre optique[15] nous dit :

« C’est ainsi que le Théâtre optique semble constituer dès à présent l’appareil type pour la synthèse des séries photographiques de poses successives, et c’est sans doute dans ce sens qu'il trouvera dans l’avenir son usage principal, lorsque les perfectionnements des appareils instantanés spéciaux et l’abaissement du prix de revient des pellicules photogéniques permettront d’obtenir facilement et assez économiquement des séries très nombreuses de ces poses »

Avec l'arrivée à Paris du Kinétoscope d’Edison, le conseil d'administration du musée Grévin va insister auprès d'Émile Reynaud pour qu'il applique la photographie au Théâtre optique :

« En présence du succès obtenu par le Kinétoscope d'Edison, le Conseil exprime de nouveau à Mr Reynaud le désir de voir appliquer à son Théâtre Optique, des projections de photographies instantanées. Mr Reynaud ayant accepté, en principe, d'étudier cette invention, Mr Thomas (directeur du Grévin) est prié de le mettre en relation avec Mr Demeny, ancien préparateur de Mr Maret (sic), membre de l'Institut, dont les travaux sur la photographie instantanée ont acquis une renommée universelle.[16] »

Émile Reynaud construit alors un appareil de prise de vues chronophotographiques qu’il appelle le Photo-scénographe. C’est un appareil à déroulement horizontal de bande sans doute fortement inspiré du Chronophotographe[17] à bande mobile d’Étienne-Jules Marey. Il ne déposera pas de brevet pour cet appareil qui a disparu. Il fait un essai et chronophotographie ses deux fils sur le balcon de l’immeuble situé en face de chez lui. Il fait ensuite un montage de ces vues sur une bande de Théâtre optique qu’il présente aux membres du conseil d’administration du Musée Grévin. Ceux-ci vont alors le mettre en contact avec des acteurs de pantomimes pour la réalisation des vues.

Au delà de l’application de la photographie, ces bandes diffèrent à plusieurs niveaux des dessins animés précédents. D’abord sur le contenu. Émile Reynaud n’en écrit plus les scènes. Les artistes à qui on fait appel reproduisent des sketches qu’ils effectuaient déjà sur la scène de l’époque : les clowns Footit et Chocolat pour la bande Guillaume Tell, en 1896 ; Felix Galipaux pour Le Premier cigare, en 1897 et les Clowns Price pour une bande qui ne sera jamais présentée au public. Ensuite Émile Reynaud n’intervient pas sur la prestation des acteurs, comme il le faisait, forcément, lorsqu’il dessinait lui-même les personnages ou, plus précisément, comme le fera, plus tard Norman McLaren, avec la technique de la pixilation. Le Photo-scénographe d’Émile Reynaud captait environ 16 images par seconde parmi lesquelles il sélectionnait certains « moments-clé », c’est à dire 3 à 4 images par seconde, pour les monter sur les bandes du Théâtre optique. C’est à dire : 2 tiers de longueur de bande émulsionnée non-utilisée. La prise de vue image par image aurait été une solution économique pour lui et il était techniquement en mesure d’y parvenir. Émile Reynaud qui est plus de la génération d’Étienne-Jules Marey que de celle de Georges Méliès et d’Émile Cohl, pouvait-il imaginer déconstruire un mouvement naturel, se l’approprier, le modeler selon sa volonté alors qu’il avait été si complexe aux chercheurs de son époque de trouver une solution pour la prise de vue de photographies instantanées et pour leur enchaînement en rafale ? Avec la photographie il va même chercher à se rapprocher encore plus de la réalité : en colorisant à la main ses Photo‑peintures animées, d’abord, puis après la fin des projections au musée Grévin, en concentrant ses recherches sur la projection d’une image animée en relief[18].

Avec les dessins animés, Émile Reynaud maîtrisait totalement son mouvement, non seulement lorsqu’il en dessinait les différentes phases mais également lors de la manipulation du Théâtre optique à la projection[19]. Avec ce type d’animation en direct, les intentions des personnages peuvent être plus ou moins appuyées et le sens global de l’animation légèrement modifié. Chaque projection est une représentation unique et chaque manipulateur peut y apporter une interprétation différente, représentation après représentation. Le manipulateur se trouve un peu dans la situation du marionnettiste qui utiliserait non pas un théâtre d’ombre mais un théâtre de lumière. Les Photo-peintures animées incarnent, dès 1896, cette « première mort de l’animation » évoquée par Marco de Blois dans un dossier réuni par Marcel Jean à l'occasion du festival du film d’animation d'Annecy en 2006[20]. Il y compare la période de mutation que nous rencontrons actuellement avec l’arrivée du numérique à celle de l'arrivée du cinématographe. Cette question de la confrontation, chez Émile Reynaud, entre l’animation et le vivant pourrait mener à une meilleure compréhension de ce que fut l’homme et de ce qui va le pousser à cet acte définitif qu’est la destruction des appareils et de la plupart des bandes animées.

Notes

[1] Brevet d’invention N° 120.484

[2] Le terme « théâtre optique » employé ici est tel que l'entendait Émile Reynaud lorsqu'il dépose son brevet pour cet appareil servant : « à obtenir l’illusion du mouvement (...) de (...) scènes animées d’un développement illimité ». Ce terme est aujourd'hui repris pour des installations donnant l’illusion d’un mouvement en relief à l’intérieur d’un décor. Ces installations sont des dispositifs différents de celui développé ici.

[3] Brevet d'invention N° 194 482

[4] Le 28 octobre a été instaurée Journée mondiale du cinéma d’animation à l’initiative de l’Association internationale du film d’animation (Asifa), en hommage à la première représentation au Musée Grévin en 1892.

[5] La Vérité sur l'Invention de la Projection animée, Émile Reynaud, Sa Vie et ses Travaux, Maurice Noverre, Imprimé pour l'auteur (1926) – Page 48

[6] Émile Reynaud et l’image s’anima – Dominique Auzel – Dreamland 1998 – Postface de Vincent Pinel – Page 172

[7] Et non au 137 comme nous l’indique Maurice Noverre. La Vérité... op. cit. – Page 14

[8] Recherches sur les propriétés photogéniques de l’iodure et du bromure d’argent – Bulletin de la Société française de Photographie – Émile Reynaud – Séance du 20 décembre 1861 – Page 9

[9] Maurice Noverre La Vérité... op. cit. – Page 19

[10] Journal la Haute-Loire n°34, 21 mars 1874

[11] Bulletin de la Société française de Photographie – séance du 4 juin 1880 – Page 153 & 154

[12] Émile Reynaud, Peintre de Films – Coll. Les Maîtres du Cinéma – La Cinémathèque Française – 1945 – Page 10

[13] « Les poses qui y sont figurées peuvent être dessinées à la main, ou imprimées par un procédé quelconque de reproduction, en noir ou en couleurs, ou obtenues d’après nature par la photographie »

[14] Gaston Tissandier, La Nature n°289 – 14 décembre 1878 – Page 23

[15] Gaston Tissandier, La Nature n°999 – 23 juillet 1892 – Page 127

[16] Délibérations du Conseil d’Administration du musée Grévin, Livre 2 (1891-1907)

[17] Étienne-Jules Marey – La Nature n°911 – 15 novembre 1890 – Page 375

[18] Christelle Odoux – Émile Reynaud et la stéréoscopieCinéscopie n°15 – Septembre 2009 – Page 30

[19] Christelle Odoux – La Technique du Théâtre optique d’Émile Reynaud – Inter-Lignes, Actes du colloque le Dessin animé ou les métamorphoses du réel qui s’est tenu à l’Institut Catholique de Toulouse les 7, 8 et 9 avril 2011

[20] Quand le cinéma d’animation rencontre le vivant – dossier réuni par Marcel Jean, Editions les 400 coups, Montréal (Québec) Canada, 2006 – Page 27